mardi 30 octobre 2018

Anti-sauveurs


→→ Si ASOIAF/GOT est un mélange de fiction historique et fantastique, serait-ce approprié d'utiliser la classique trope du héro - le personnage principal/important devenant un héro/se sacrifiant pour sauver les autres - pour terminer l'histoire ?

__ La théorie du “dragon à trois têtes” renvoie à cette idée : Jon, Tyrion, et Dany, comme les trois cavaliers des trois dragons, qui choisiront de devenir les héros pour vaincre l'ultime méchant. Ils deviendraient donc les trois sauveurs de l'histoire car ce sont les ultimes gentils. Cela voudrait dire que l'histoire terminerait sur un cliché que l'auteur tente d'éviter et avoue ne pas apprécier, la bataille entre les très méchants et les très gentils :

__ → “La bataille entre bien et mal est un thème légitime dans la fantaisie, ou dans n'importe quelle fiction, d'ailleurs, mais dans la vraie vie, cette bataille a surtout lieu dans le cœur d'un seul individu. Trop d'œuvres contemporaines choisissent la facilité en externalisant le conflit : les protagonistes héroïques ont alors seulement besoin de vaincre les méchants sous-fifres des forces obscures pour sauver la journée. Et bien sûr les méchants sous-fifres sont reconnaissables parce qu'ils sont moches et habillés en noir. Dans la vraie vie, l'aspect le plus dur de cette bataille entre le bien et le mal, c'est de déterminer qu'est-ce qui est bien, et qu'est-ce qui est mal.

__ Les théories bien vs mal impliquent que les trois cavaliers travaillent ensemble depuis le haut de leurs dragons, devenant les opposés total de la génération précédente des “trois têtes” - Rhaegar/Aerys/Tywin ou même Aegon/Rhaenys/Visenya. Qui sauveraient-ils exactement ? Et qu'est-ce qui rendrait ce scénario différent de ces “œuvres contemporaines” que GRRM critique parce que leurs auteurs “choisissent la facilité” ? Est-ce que des dragons qui tuent des zombies c'est pas la facilité ?

__ Cette théorie est assez problématique, pour plusieurs raisons :
 
___ ▤ C'est une régression depuis Tolkien.

__ Le Seigneur des Anneaux a totalement retourné la trope du sauveur, parce que Frodo a échoué à faire ce qui était nécessaire à la fin. La personne qui a “sauvé” la Terre du Milieu l'a fait par accident, et l'action qui a permis de sauver le monde était motivée par la cupidité. Les gens ne célèbrent pas Gollum pour ce qu'il a fait ; ce qui s'approche le plus d'une sorte d'héroïsme sont les efforts silencieux de Samsagace Gamegie.

__ Sam n'a pas eu à choisir entre devenir un héro ou un antagoniste : il a simplement continué à faire ce qu'il a toujours fait. Tolkien a créé ce personnage en s'inspirant d'officiers et de leurs ordonnances (domestiques militaires) pendant la Première Guerre Mondiale. Ces ordonnances avaient souvent l'âge, l'expérience, et la sagesse dont manquaient leurs officiers. On voit cette différence devenir évidente lors de la progression de l'histoire de Frodo : il devient impotent et incertain, tandis que Sam trouve les solutions. Cela suggère que ce sont donc les écuyers, serviteurs, inférieurs (par rapport à leurs supérieurs) qui sont plus susceptibles de faire des actes héroïques. Dans le cas de GOT/ASOIAF, on a pas mal de personnages qui correspondent à cette description : Missandei, Hodor, Satin, Samwell, Irri, Edd, Pod, et Meera pour n'en nommer que quelques uns. De plus, Sam n'a jamais connu de moments d'extrême noirceur durant lesquels il a apporté mort et terreur avant d'avoir une rapide rédemption. Il a juste baissé la tête et s'est mis au travail, sans rabâcher qu'il avait un destin ou un droit de naissance. Et pour cela, Sam gagne l'amour du peuple, devenant le maire de Hobbiton, et on lui attribue tout le mérite dans la reconstruction de la Comté.

___ ▤ Il est peu probable que les prophéties se réalisent au sens propre, et encore moins au cours de batailles héroïques.

__ Jon avec une épée flamboyante, Daenerys tuant des zombies avec ses dragons, tous les deux qui meurent en essayant de sauver le monde... ça a l'air tellement ennuyeux, tellement prévisible, ça renvoie encore au bien vs mal. En plus, l'accent qui est porté sur ces prophéties suggèrent qu'elles sont mal interprétées, afin de surprendre le lecteur. Tolkien a aussi inclus son retournement de prophétie. Dans Le Hobbit, une prophétie disait que Thorin Écu-de-chêne sauverait Lacville, mais le sujet de cette prophétie était en réalité un dragon furieux. Alors qu'on voit la prophétie s'accomplir, Smaug ne sauve personne, et le feu passe de “positif” à “négatif” très rapidement.

___ ▤ GRRM n'a pas l'air d'apprécier ce concept de sauveur

__ On peut avoir avoir cette impression parce que quand on cherche ce terme de sauveur dans les livres, il apparaît dans des contextes assez négatifs...

__ • Tywin et son cheval qui fait ses besoins :

__ → “The Lord of Casterly Rock made such an impressive figure that it was a shock when his destrier dropped a load of dung right at the base of the throne. Joffrey had to step gingerly around it as he descended to embrace his grandfather and proclaim him Savior of the City. Sansa covered her mouth to hide a nervous smile.” A Clash of Kings, Sansa II

__ GRRM qui chie sur son propre travail et en rigole ?

__ • Cersei et son magnifique sauveur :

__ → “She had heard that giants could still be found in the godless wild beyond the Wall. That is just a tale. Am I dreaming ?
__ No. Her savior was real. Eight feet tall or maybe taller, with legs as thick around as trees, he had a chest worthy of a plow horse and shoulders that would not disgrace an ox. His armor was plate steel, enameled white and bright as a maiden's hopes, and worn over gilded mail. A greathelm hid his face. From its crest streamed seven silken plumes in the rainbow colors of the Faith. A pair of golden seven-pointed stars clasped his billowing cloak at the shoulders.
__ A white cloak.
__ Ser Kevan had kept his part of the bargain. Tommen, her precious little boy, had named her champion to the Kingsguard.
” A Dance with Dragons, Cersei II

__ Oui les gars, vénérons ce chevalier zombie qui boutera le mal hors du royaume d'après Qyburn.

__ • Daenerys la sauveuse de Westeros, d'après une source très fiable :

__ → “Are your Seven Kingdoms so different ? There is no peace in Westeros, no justice, no faith ... and soon enough, no food. When men are starving and sick of fear, they look for a savior.”
__ “They may look, but if all they find is Stannis—”
__ “Not Stannis. Nor Myrcella.” The yellow smile widened. “Another. Stronger than Tommen, gentler than Stannis, with a better claim than the girl Myrcella. A savior come from across the sea to bind up the wounds of bleeding Westeros.”
__ “Fine words.” Tyrion was unimpressed. “Words are wind. Who is this bloody savior ?
__ “A dragon.” The cheesemonger saw the look on his face at that, and laughed. “A dragon with three heads.
” A Dance with Dragons, Tyrion II

__ Mais oui, c'est ça Illyrio. Donc le mot sauveur apparaît trois fois dans les livres : Tywin, la Montagne, et Daenerys. Et dans la série, les fanatiques religieux sont également d'autres sources certainement dignes de confiance :


__ Au moins Tyrion reste sceptique. Plus de scepticisme serait le bienvenu... et la façon dont ces prêtresses regardent Tyrion et parlent de Daenerys est supposée nous foutre la trouille, pas nous faire avoir hâte de ce qui viendra avec Daenerys lors de sa venue à Westeros.

__ Il n'y a pas d'indication dans l'histoire que Jon, Tyrion, et Daenerys travailleront tous ensemble jusqu'à la fin. Il n'y a pas de préfigurations qui suggèrent que leurs efforts communs sauveront les vies de milliers de personnes, ou que les dragons accompliront de bonnes choses pour les habitants de Westeros. Puisque les personnages à penser que l'accomplissement des prophéties du Prince qui a été Promis et Azor Ahai apporteront de bonnes choses manquent de crédibilité, les envisager comme un rituel qui a très mal tourné sera sans doute plus proche de la vérité. Puisque les personnes qui disent que Daenerys est une sauveuse ont des motivations assez douteuses, il serait peut-être plus intelligent de douter également de cette idée que Daenerys est une sauveuse.

___ ▤ Un avertissement au lieu de la venue d'un sauveur ?

__ Ces deux prophéties ressemblent à un cas de téléphone arabe, avec des termes déformés par des propagandes et influences religieuses, particulièrement si ces interprétations viennent des prêtres de R'hllor dont on a déjà vu qu'ils n'étaient pas toujours fiables, sans même tenir compte des pouvoirs qu'ils ont ou pas. On a déjà vu à plusieurs reprises que Melisandre interprète mal ses visions, des visions qu'elle a pourtant bien vues dans les flammes. Il est aussi dur de dire si dans la série, Sandor Clegane a vraiment eu des visions envoyées par R'hllor où s'il s'agissait d'un piège du Roi de la Nuit, qui envoyait ses visions pour que les choses puissent aller dans son sens, surtout en voyant les conséquences désastreuses de l'expédition au-delà du mur. Peut-être que les pouvoirs de R'hllor et du Roi de la Nuit sont différents mais vont vers le même but...

__ Et considérons également le fait que GRRM ne présente pas sous un jour très favorable les religions de groupes organisés... il les présente d'une façon très négative, mais se servirait d'une prophétie émanant de l'un de ces groupes pour prédire l'arrivée d'un sauveur ? Un groupe de fanatiques religieux qui brûle des personnes vivantes, parfois même des enfants. Même si cette prophétie a une part de vérité, cette vérité n'est pas forcément positive. Comme le 'Winter is coming' des Stark, cette prophétie est peut-être un avertissement qui a été déformé, mal interprété, et réécrit de manière à coïncider avec les objectifs de certaines personnes.

__ Jon a peut-être un rôle central à jouer, peut-être que Daenerys également. Parmi toutes les figures de l'histoire cependant, Bran et le Roi de la Nuit sont ceux à avoir les habiletés magiques les plus conséquentes, et sans doute avec le plus d'impacts.

__ GRRM a aussi émis ses réserves sur cette trope de fantaisie de l'élu. Puisque le héro est désigné par une prophétie comme étant celui qui doit sauver le monde, c'est ce qu'il fait. Une telle conception implique que l'élu n'a pas de choix et est piégé dans sa destinée : puisque GRRM aime bien déconstruire de telles tropes, il pourrait peut-être écrire une situation où le héro a pour une fois la possibilité de choisir. C'est peut-être pour ça que Jon et Daenerys ont tous les deux une imagerie aussi forte d'Azor Ahai. De bien des façons, la légende d'Azor Ahai et Nissa Nissa est une histoire d'horreur. Pour ce qu'on en sait, ça pourrait très bien être une autre version de la prophétie de l'Etalon qui Montera le Monde en laquelle croient les Dothraki, et qui apportera mort et destruction - cet étalon pourrait très bien être Daenerys et Drogon, ainsi la prophétie d'Azor Ahai annoncerait l'arrivée d'un destructeur et non d'un sauveur. Dans cette logique, les pensées de Davos après avoir entendu cette légende servent de jugement et de commentaires dans l'histoire. Il serait possible qu'on demande à Jon de faire un tel choix, offrir un autre être humain en sacrifice, et qu'il refuse parce que c'est tout simplement mal, ce qui créerait un contraste intéressant avec Stannis, qui a sacrifié sa propre fille dans la série (le contexte sera peut-être différent dans les livres mais Shireen sera sûrement aussi offerte en sacrifice à R'Hllor).

__ Au fil de l'histoire, la magie du sang est également dépeinte comme très négative... mais est-ce négatif parce que c'est une magie négative en elle même, ou est-ce négatif parce que les personnes la pratiquant assassinent et mutilent d'autres personnes ? Peut-être que la magie du sang induite par un sacrifice volontaire est différente : Daenerys a à la fois une imagerie d'Azor Ahai mais aussi de Nissa Nissa - et la mort de Mirri Maz Duur était de la magie du sang. Elle finira peut-être par être punie pour cette action (comme Stannis l'avait été dans la série pour avoir tué son frère grâce à ce type de magie). Ainsi, si Daenerys se sacrifie volontairement, cela peut être à la fois une punition et une bonne chose (si cela permet de sauver le monde), que cet auto-sacrifice ait lieu dans un but égoïste ou désintéressé.

___ ▤ Les conflits humains en tant que véritable lutte du bien contre le mal

__ Oui, c'est une histoire de fantaisie, mais si les désirs, souhaits et conflits de l'humain sont commodément ignorés pendant une apocalypse, alors on passe dans le domaine de l'absurde. De la naïveté, même. Dans la vraie vie, en période de crise, ce n'est pas tout le monde qui fera ce qu'il/elle est censé/e faire.

__ Plus on croit au concept de “côté”, plus on se dit qu'on est censé vouloir la victoire de tel ou tel personnage parce qu'il/elle est un “gentil”, plus on s'éloigne des intentions initiales de GRRM, qui est d'explorer les choses plus profondément que bien contre mal, et de se centrer sur les conflits humains afin de refléter la nature du pouvoir. Il peut très bien écrire à propos d'anti-sauveurs, des personnes qui manquent des qualités qu'ont traditionnellement les sauveurs - des personnes qui sauveraient le monde pour de mauvaises raisons, par exemple. Et cela aurait du sens, puisque GRRM n'écrit pas une allégorie chrétienne dans la veine de C.S. Lewis. GRRM s'approche plus du style de l'auteure de fantaisie Ursula K. Le Guin. Les idées de cette dernière sur l'héroïsme pourraient être des idées avec lesquelles GRRM serait d'accord :

__ → “Les personnes immatures exigent et ont besoin de certitudes morales : ça c'est bien, ça c'est mal. Les enfants et les adolescents ont du mal à trouver leur place dans ce monde déroutant : ils désirent sentir qu'ils sont du côté des gagnants, ou qu'ils font au moins partie de l'équipe. Pour eux, la fantaisie peut offrir une vision de certitudes morales. Malheureusement, la prétendue bataille entre le bien (incontesté) et le mal (non examiné), au lieu d'apporter des explications, ne sert que d'excuse pour la violence, aussi idiote, inutile et basse que la guerre dans le monde réel.
__ J'espère que les adolescents puissent trouver de vrais héros de fantaisie, comme ceux de Tolkien. Je sais que des œuvres du même genre sont toujours écrites... Bien que la fantaisie serve d'évasion, de réalisation de vœux, d'identification avec des héros vides, et de violence gratuite, la fantaisie ne se définit pas forcément par tout ça, et ne devrait pas être traitée comme si c'était le cas.
__ Dans une Amérique où notre réalité peut sembler réduite à être patriotique et faire preuve de violence pieuse, la lecture imaginative continue de remettre en question l'héroïsme, d'examiner les racines du pouvoir, et d'offrir plus d'alternatives morales. L'imagination est l'instrument de l'éthique. Il y a beaucoup de métaphores cachées derrière une bataille, beaucoup de choix derrière la guerre, et beaucoup de façons de faire le bon choix implique, en réalité, de ne tuer personne. La fantaisie est une bonne façon de réfléchir à ces autres moyens.
” Some Assumptions About Fantasy, 2004

→→ Les critères pour décider de si un acte est héroïque ou pas ne devraient pas se limiter à avoir un dragon ou être un dur à cuire. Sacrifier d'autres personnes est également suspect. Et se sacrifier soit-même n'apporte pas forcément quelque chose. Comme le dit Le Guin, penser que la violence est la meilleure façon d'aider les autres est un manque d'imagination, et la fantaisie devrait étendre notre imagination, pas la faire rétrécir ou confirmer ce qu'on pensait déjà savoir.

Sources : x et x.

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