dimanche 5 mars 2023

Petit guide pratique à la lecture de 'Feastdance'

___Plusieurs critiques reviennent souvent à propos d'A Feast for Crows et A Dance with Dragons, les tomes 4 et 5 d'ASOIAF : trop longs, ennuyeux, des road trips qui ne mènent nulle part... Mais est-ce que cela veut forcément dire que ces deux tomes sont mauvais ?

__Stefan Sasse, du site Tower of the Hand, a à de multiples reprises dit que c'étaient ses deux livres préférés de la saga, et suite à la diffusion de la saison 5 à peu près adaptée de ces livres, il a décidé d'écrire le petit essai qui suit pour expliquer ça, et guider les lecteurs dans le 'Feastdance'.

__Premièrement : lire ces deux livres comme deux livres séparés est une erreur. Les maisons d'éditions ne pouvant malheureusement pas relier des livres de plus de 1500 pages, la séparation faite par l'auteur n'était peut-être pas non plus la meilleure. Beaucoup ont été déçus après la première lecture, mais ont eu un tout autre avis après une re-lecture, puis deux, puis trois... Sean T. Collins, un fan animant le podcast "Boiled Leather Audio Hour", a entrepris la tâche d'élaborer un ordre de lecture permettant d'alterner entre les chapitres d'AFFC et d'ADWD, intitulé Feastdance. Ainsi, vous lisez les livres tel qu'ils étaient prévus au départ : un seul livre.

__De plus, Feastdance n'est pas seulement un énorme livre au lieu de deux pavés déjà bien remplis, c'est aussi l'acte II d'une histoire en trois actes. L'acte I comprend les trois premiers tomes, A Game of Thrones, A Clash of Kings et A Storm of Swords. L'acte I est centré autour du jeu des trônes, et des factions visant le pouvoir à Westeros. Quand ce premier acte se termine, Stannis, Balon et Robb ont été vaincus, tandis que les Lannister semblent au sommet, mais montrent de sévères fractures suite à la guerre.

__L'acte II, comprenant donc A Feast for Crows et A Dance with Dragons, aborde les retombées de la guerre civile. Vous vous demandiez pourquoi les Autres prenaient tout leur temps pour arriver au Mur, alors qu'au prologue ils étaient déjà bien proches ? Beh, c'est parce que c'est pas encore leur moment, parce qu'on doit voir comment le jeu des trônes a détruit le continent et comment ça continue de demander l'attention de personnes qui, comme Stannis, savent ce qui va leur tomber dessus.

__Nettoyer les dégâts, regarder aux alentours et essayer de comprendre le nouveau status quo n'est cependant pas aussi excitant et fluide à lire que la création de ce désordre. En général, l'acte II est plus lent que l'acte I. L'action est supposée se produire dans des coins sombres, d'où la descente dans la paranoïa de Cersei, Jon empêtré dans des politiques concernant les sauvageons, et le trouble de Meereen à la cour de Daenerys.


__Ces arcs manquent donc des champs de bataille bien évidents de la Guerre des Cinq Rois qui dominaient le premier acte. La guerre simplifie les choses, la paix les troublent. L'acte II parle de la paix, et bien qu'elle ne soit jamais complètement atteinte, chaque parti tente d'y arriver. Ce tableau trouble est empiré par les personnages qui se retrouvent en pleine transition et perdus : Bran est en route pour rencontrer son mentor, Tyrion ne sait pas où il va, Theon est torturé, les dorniens se dévoilent lentement, Sansa essaye de trouver sa place, Jaime cherche un nouveau sens à sa vie, et ainsi de suite. Ces quêtes personnelles qui n'ont pas la grandeur et l'aventure des premiers romans sont des thèmes très condensés qu'on retrouve tout au long de Feastdance. Pour Jon, Tyrion, Dany et Doran, Adam Feldman a fait un incroyable travail d'analyse dans son "Meereenese Blot" que j'ai traduit sur le blog et vous invite fortement à lire.

__GRRM a reçu certaines critiques à propos de Feastdance, le qualifiant de sinueux et complaisant : pourquoi suit-on Brienne dans une quête qu'on sait déjà vouée à l'échec ? Pourquoi suit-on Tyron trimballé sur le Rhoyne, à des endroits dont on avait jamais entendu parler ? Pourquoi Daenerys ne se sert pas de ses dragons ? Pourquoi, oh pourquoi, tout est si lent ?

__Feastdance est probablement le travail de GRRM le plus ambitieux d'un point de vue artistique : il renonce consciemment aux principaux décors, arcs et rebondissements des trois premiers livres, se débarrasse de la gloire pour parler du bourbier de la vie quotidienne du monde réel et fantastique. La vie quotidienne, cependant, est loin d'être très excitante. Cela témoigne des prouesses d'écrivain de Martin qu'il ait rendu ça possible. Imaginez une histoire de 1000 pages après avoir détruit l'anneau de Sauron, où Sam tente d'accepter sa propre mortalité ; où Gimli retourne à ses mines mais sans s'intégrer à cause de tout ce qu'il a vu ; où Aragorn tente de régner sur un empire qui n'a pas vu de rois depuis des années, et qui sait que ses meilleurs jours sont déjà loin derrière. Ca a l'air impossible ? Ca l'est. Feastdance est la preuve de la force des personnages de Martin : ils sont intéressants, même quand il ne se passe rien de spécial autour d'eux.

__Le second acte, plus lent, plus délibéré, et parfois, semble-t-il inutile, est également important pour présenter l'un des thèmes les plus importants de l'histoire : c'est plus facile de débuter une guerre que d'y mettre un terme. Dans le jeu des trônes, ce sont les plus vulnérables qui souffrent. Le jeu des trônes est un cancer universel, qui se joue aussi bien à Westeros qu'à Essos. Chaque être humain, peu importe où il vit, a le même droit de vivre. L'occupation ne veut pas dire une paix égale : le cœur humain est en conflit avec lui-même. Les dilemmes moraux ne manquaient pas dans les trois premiers livres non plus. Que ce soit Robb se demandant s'il devait épouser la fille qu'il aimait ou celle à laquelle il était engagé, ou s'il devait ou non exécuter Rickard Karstark et risquer l'éclatement de son armée. Ou Jon, se demandant s'il devait déserter la garde par amour ou honorer son serment. Ou Stannis, luttant pour respecter ses droits et ses devoirs. Ces dilemmes torturaient les personnages.

__Feastdance est également rempli de ces dilemmes moraux et de ces tournants personnels, mais plus profonds, plus discrets à l'œil nu, et même invisible aux personnages. Leurs choix sont définis par leurs actions, et ils vont dans un sens puis dans l'autre alors qu'ils essayent de prendre une décision. C'est la paix qui apportent les décisions difficiles, pas la guerre. En temps de guerre, tout est blanc et noir : victoire ou défaite. C'est un luxe que n'autorise pas la paix. Non, pour les dirigeants en temps de paix, il y a la tentation de se débarrasser des ambivalences, de rendre les choses plus simples.

__La tentation est au cœur de Feastdance. Jon est tenté de prendre part aux politiques nordiennes pour provoquer la chute des Bolton, et quand il cède, cela le conduit à sa perte. Daenerys est tentée d'abandonner Meereen et choisir le feu et le sang, ou de rester et faire des compromis : elle succombe à la tentation quand elle ne supporte plus les traditions de Meereen et que Drogon la ramène à la Mer Dothrak. Doran est tenté d'accomplir son plan de vengeance qu'il a préparé depuis plus de 15 ans, en plongeant le continent dans le feu et le sang et en détruisant tous ceux qui ont causé du tord à sa famille ; mais en faisant ça, il provoquera la mort d'enfants innocents, qui sont toujours les premiers à souffrir. Cersei est tentée de continuer à diriger comme si elle était en plein siège, en ignorant les dégâts qu'elle inflige autour d'elle. Tyrion est tenté de voir ses aptitudes comme des faiblesses qui ont causé sa disgrâce, de basculer du côté obscur et de provoquer une nouvelle guerre civile entre Targaryen pour se rendre plus précieux pour le gagnant. Arya est tentée d'utiliser son pouvoir, sans prendre en compte les conséquences. Jaime est tenté par un nouveau départ, ignorant les vrais dangers autour de lui et les choix difficiles. Ce n'est qu'une liste courte et incomplète, et étant donné la fin plus ou moins arbitraire de Feastdance, plusieurs arcs (Theon, Sansa, Bran, Brienne...) doivent encore être conclus.

__Mais l'idée reste la même : Feastdance est un livre compliqué, non seulement très long, mais ses vagabondages et ses arcs apparemment superflus sont nécessaires pour la suite de l'histoire. Les séries à la télévision ont montré que pour développer des thèmes de ce genre avec force, il faut le faire sur de longues périodes, montrer les personnages évaluer leurs options, changer d'avis, être influencés dans un sens puis dans l'autre. C'était plus simple quand Robb devait choisir entre perdre des hommes ou perdre son honneur, parce qu'aussi difficile était ce choix, au moins les conséquences étaient claires. Dans Feastdance, rien n'est clair. Les personnages font face aux mêmes tentations que le lecteur, couper la corde et retourner à la simplicité de la guerre et de ses choix bien clairs.

__C'est ça qui est brillant dans Feastdance : la complexité et la qualité de l'œuvre. Feastdance est au premier abord moins attrayant que les trois premiers romans, mais il dessine la toile des arcs les plus ambitieux jamais racontés. Pour les lecteurs comme pour les personnages, il faut comprendre les priorités et ce qu'implique le jeu des trônes.

Traduction : moi // Source : towerofthehand

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