samedi 18 mars 2023

Une ombre sur l'assiette...

___La nourriture joue un rôle important pour donner saveur et texture à l'univers de Westeros. George R. R. Martin décrit plus de 160 plats tout au long de ses romans, avec du sanglier rôti, de la tourte aux anguilles, du ragoût de bœuf, de la purée de navets, du poivre-dragon et autres gâteaux au citron, qui font des apparitions si fréquentes et vivides qu'ils en viennent presque à devenir des personnages à part entière.

__Plusieurs des séquences les plus mémorables de l'histoire se jouent autour de festins copieux, les plats servant non seulement à ancrer l'action dans une réalité médiévale, mais aussi à prédire le ton et le symbolisme de la narration. Par exemple, Catelyn Stark se voit servir un plat froid, filandreux et gélatineux lors des Noces Pourpres, et cela donne au lecteur un sentiment nauséeux alors que la scène culmine peu à peu vers son apogée macabre.

__Cependant, bien plus que de mettre en valeur l'ambiance médiévale de cet univers, GRRM se sert de la nourriture pour détailler les idéologies et structures sociales de Westeros. Les seigneurs et dames de la cour profitent de festins extravagants, témoignages de leur pouvoir et de leur prestige, tandis que le petit peuple de Port-Réal et les paysans des campagnes doivent recourir au vol et à la violence pour éviter de mourir de faim. 'L'ombre sur le mur' de Varys s'étend à la table des repas - plus particulièrement à comment les personnages sont installés autour de la table et à ce qui est servi devant eux. Par exemple, l'une des premières choses que l'on apprend de Jon Snow est que, lors du festin de bienvenue en l'honneur du roi Robert, il est installé sous le sel ; cette place montre son statut de bâtard et sa position sociale inférieure à celle de ses frères et sœurs, tous assis à proximité de Ned Stark, lui-même installé à la tête de la table en tant que patriarche de la famille. Etant le sire de Winterfell, Ned offre à ses invités et à ses vassaux de quoi se restaurer, les plats les plus copieux et élaborés étant servis à Robert et à la famille royale ; les plats sont de moins en moins abondants au fur et à mesure qu'ils s'éloignent. Ainsi, le festin montre la valeur de chaque festin dans cette société féodale, et que tout ce qui atterri dans les assiettes est dû à la générosité de Lord Stark, le gouverneur du Nord.


__Au début de la saga, l'un des moyens utilisés par GRRM pour rendre état de la prospérité des royaumes est par le biais de l'appétit du roi Robert : Robert profite de marchés regorgeant de nourriture, d'air chargé de vin d'été, de fruits si mûrs qu'ils éclatent dans la bouche et de femmes se baignant nues dans les rivières sous un soleil de plomb. Mais Ned remarque rapidement l'effets qu'ont eu ces excès sur la santé du roi : cela suggère que comme Robert, le royaume est devenu un alcoolique gras et vieux, qui a perdu la notion de respect pour la nourriture (et sa rareté en hiver). Il semble donc tristement approprié que ce soit la nourriture du roi qui l'ait tué, sous la forme d'un sanglier que Robert comptait manger à son prochain repas. La chasse médiévale représentait un rituel important, pour associer l'animal avec la nourriture qu'il deviendrait. Le roi était dans sa jeunesse un grand chasseur, dont la force était réputée partout dans le royaume, mais des plats trop riches et du vin en excès ont émoussé ses aptitudes. L'échec de la dernière chasse de Robert signale un changement dans la relation qu'a l'aristocratie avec la nourriture, puisque la génération de dirigeants actuels se trouvent aussi éloignés des terrains de chasse d'où proviennent leur nourriture que des champs de bataille où ont lieu leurs guerres.

__Quand Tyrion Lannister débute son mandat de main du roi, la nourriture est au premier plan dans son esprit. Il comprend son rôle pour projeter l'autorité ; après s'être échappé du Val d'Arryn en un seul morceau, Tyrion arrive à la tente de guerre de son père affamé, mais après avoir reçu l'ordre de tenir l'avant-garde lors de la bataille à venir (alors que des côtes de porc dégoulinent dans l'assiette seigneuriale de Tywin), il doit refuser un repas chaud, et donc refuser le pouvoir de son père à son égard. Ainsi, à Port-Réal, Tyrion décide d'engager son propre cuisinier - le meilleur de toute la ville. Au cours de sa première rencontre avec Janos Slynt, Tyrion sert au nouveau seigneur un festin composé de tourte au crabe et de vin rouge, et à chaque bouchée et gorgée, Slynt doit reconnaître l'autorité de Tyrion. Ce n'est qu'après qu'il se soit empiffré et aviné que Tyrion ne révèle ses plans d'ôter à Slynt son nouveau titre et de l'envoyer au Mur, et à ce stade, Slynt n'a rien d'autre que des insultes vides pour se défendre. Par la suite, Tyrion continue de juger les autres aristocrates par leur cuisine, décidant que sa sœur Cersei et qu'llyrio sont des adversaires à sa mesure, et considérant le Grand Mestre Pycelle un idiot fini qu'il jette sans scrupules dans les cachots. Tyrion est également conscient des maigres réserves de nourriture de la ville, et que le petit peuple doit en venir à manger des rats. Il tente de résoudre ce problème, mais les Tyrell bloquent les expéditions de blé, et Cersei garde toutes les réserves pour la défense de la ville. Des émeutes finissent par éclater, mettant momentanément les nobles en danger, avant que ces derniers ne retournent à l'isolation privilégiée du Donjon Rouge.


__Pendant ce temps, de l'autre côté de Westeros, Renly Baratheon parvient à recevoir le soutien nécessaire pour ses prétentions (illégitimes) au trône, en reproduisant les réjouissances généreuses qui ont fait de Robert un roi si apprécié. Le somptueux banquet qu'il offre à Pont-l'Amer est une autre démonstration de pouvoir. Mais Catelyn Stark trouve que cela est un affichage frivole, considérant que la négligence de Renly pour ce qui est des réserves du royaume en temps de guerre est une preuve claire de son immaturité et de son incapacité à gouverner. Les plats qu'il sert - des cygnes à la crème, des licornes en sucre... - soulignent ainsi la fragilité de son pouvoir. Et bien sûr, la fameuse pêche qu'il offre à Stannis pendant leurs pourparlers rappelle les fruits mûrs éclatants du joyeux règne d'été de Robert ; si la pêche de Renly représente la douceur et l'innocence de la jeunesse, d'en manger une simplement par plaisir représente aussi les dangers que de telles frivolités engendrent. Ce qui est mûr finit par pourrir, une leçon que Renly ne comprend que trop tard.

__Et pourtant, le 'roi qui ne fut jamais' continue d'être aimé par le petit peuple, sa jeune veuve Margaery et ses carrioles de nourriture mettant un terme aux troubles de Port-Réal et affirmant le règne de Joffrey. Le festin du mariage de Joffrey et Margaery est sans doute l'affichage le plus éhonté d'excès des romans, avec un total de soixante-dix-sept plats servis aux convives ; une extravagance que ne peut pas se permettre la couronne mais qu'autorise Lord Tywin parce qu'elle témoigne du pouvoir et de la richesse des Lannister, et affirme le retour à la stabilité et à la prospérité des Sept Royaumes. En termes de volume, le seul festin qui rivalise est le banquet célébrant les récoltes à Winterfell dans ACOK. Parmi les plats les plus exotiques servis lors des Noces Violettes on trouve un paon servi avec ses plumes et une tourte remplie de colombes qui s'envolent lorsque la croute est brisée. Ces plats sont inspirés de véritables recettes médiévales, les historiens ayant pour théorie que les invités étaient forcés devant un tel dîner de reconnaître le pouvoir de leur hôte pour que la vie l'emporte sur la mort et inversement - surtout dans le cas de Joffrey.

__Au contraire, le banquet de Winterfell est composé de plats plus rustiques. Bran reconnaît du mouton rôti et du sanglier poivré, des soupes épaisses et des ragoûts, des purées de betteraves et de courges, du pain noir et des galettes d'avoine. Alors que la nourriture de Port-Réal est noyée sous du beurre ou cachée dans des tourtes, les plats de Winterfell ressemblent beaucoup plus aux animaux et aux légumes dont ils proviennent. On peut même retracer leur origine : les poissons en croûte de sel viennent de Blancport par exemple. Lors du banquet, Bran remercie les dieux pour les victoires de Robb et les récoltes abondantes dans le Nord, et prie pour cent autres. Ici, GRRM montre la relation étroite entre l'identité et la consommation des nordiens. Ils sont reconnaissants pour cette récolte, car, contrairement aux nobles du sud, ils savent le travail qu'elle a engendré, et à quel point la nourriture est précieuse maintenant que l'été est terminé. Ils reconnaissent aussi les sacrifices des hommes et des animaux qui sont morts pour que leurs assiettes soient remplies.


__On ne trouve pas l'ombre de reconnaissance de ce genre à Port-Réal. La violence impliquée dans l'acheminement et la préparation des repas est épargnée à des personnages privilégiés comme Cersei et Tyrion, avec des plats succulents apparaissant comme par magie devant eux, tandis que la nécessité de chasser, tuer, préparer, joue un grand rôle pour des personnages dépossédés comme Jon et Arya. Ainsi, Martin créé un contraste clair entre ceux qui mangent par plaisir et ceux qui commettent des actes terribles pour pouvoir manger. Ces deux extrêmes soulignent la corruption des personnages. Bien sûr, de terribles inégalités entre les privilégiés et les autres sont la norme dans une société telle que Westeros, mais la Guerre des Cinq Rois aggrave encore les choses, en menaçant la nourriture elle-même. Avec le temps, le conflit coupe l'approvisionnement de blé, détruit les fermes, tue le bétail, brûle les récoltes, et transforme les habitants les plus désespérés en animaux. L'inévitabilité de la mort promise par la famine efface toute limite morale et responsabilité sociale, et rationalise le pillage, l'abandon des vieux et des infirmes, l'infanticide, le suicide, le meurtre, l'esclavage, et le cannibalisme. Comme le dit si éloquemment Septon Meribald, "L'homme brisé vit au jour le jour, repas par repas... les rois, les seigneurs et les dieux sont plus insignifiants pour lui qu'un morceau de viande avariée qui pourrait lui permettre de vivre un jour de plus, ou qu'une outre de mauvais vin qui pourrait étouffer sa peur pendant quelques heures." On voit ce processus de déshumanisation dans le Conflant, dévasté par la guerre, mais aussi dans le Nord, où les hivers y sont les plus violents. Theon Greyjoy en est réduit à manger des rats vivants dans sa cellule de Fort-Terreur. Il se considère même comme un rat, et il sent les autres vermines lui marcher dessus quand il essaye de dormir. Il a le sentiment qu'il doit manger ou être mangé.

__Enfin, le cannibalisme devient un thème récurrent dans les derniers livres, alors que le monde bascule de plus en plus dans le chaos. Nous entendons les histoires du Rat Coq et des Skagosi, pour qui se nourrir de chair humaine fait partie d'un rituel de guerre. Il est fortement sous-entendu que Lord Manderly a fait tuer 3 Frey et les a préparé dans des tourtes pour se venger des Noces Pourpres. Lors d'un terrible affrontement, Brienne a des morceaux de son visage arrachés et dévorés par le hors-la-loi Mordeur. Cersei se souvient d'avoir mangé les 'enfants' non-nés de Robert après les agressions nocturnes de ce derniers. Plusieurs des soldats de Stannis ont recours au cannibalisme lors de leur éprouvante marche sur Winterfell. Les enfants Stark consomment de la chair humaine alors qu'ils partagent l'esprit de leurs loups. L'importance des festins ritualisés (et du jeûne) réside en sa capacité à imposer un équilibre et un contrôle des instincts humains primaires, et à donner du sens et du respect à la nourriture consommée. Une faim non contrôlée détruit cet équilibre, et nous réduit au statut d'animal.

__Quelle meilleure métaphore pour cette dégradation qu'un simple bol de ragoût, servi dans les échoppes de Culpucier, où les ingrédients sont un mystère complet pour les consommateurs... et pour lequel il est sous-entendu que la viande issue des morts est retravaillée pour les vivants.

Traduction : moi // Source : towerofthehand.com

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