dimanche 9 mai 2021

Les monstres du Feu & de la Glace [2/5] : ser Robert Strong

 


___Dans cette deuxième traduction de la série des Monstres du Feu et de la Glace de Winter Is Coming, on s'intéresse à Gregor Clegane/Robert Strong et ses prédécesseurs dans la littérature et le folklore...

__ Dans le dernier paragraphe de son essai de 1996 sur la Culture des Monstres (qui sert de base pour établir dans les années qui ont suivi les montres comme sujet populaire pour les universitaires, historiens et scientifiques), Jeffrey Jerome Cohen écrit :

→→→ “Les monstres sont nos enfants. Ils peuvent être poussés aux limites les plus reculées de la géographie et des discours, cachés aux confins du monde et dans les profondeurs oubliées de nos esprits, mais ils reviennent toujours. Et quand ils reviennent, ils n'apportent pas seulement plus de connaissances de notre place dans l'histoire et l'histoire de connaître notre place, mais ils apportent des connaissances sur soi, sur l'humain, et un discours d'autant plus sacré alors qu'il se lève de l'extérieur. Ces monstres nous demandent comment nous percevons le monde, et comment nous avons mal représenté ce que nous avons tenté de placer. Ils nous demandent de réévaluer nos préjugés culturels sur les races, le genre, la sexualité, nos perceptions de la différence, notre tolérance envers leurs expressions. Ils nous demandent pourquoi nous les avons créés.”

__ Si nous souhaitons parler des monstres dans un univers fictif aussi complexe et étendu qu'ASOIAF, on peut rajouter encore une couche : les monstres auxquels nous sommes confrontés (parfois directement, parfois à travers des histoires dans l'histoire) sont nos enfants, ce qui veut dire qu'ils sont nés de nos idées et de nos esprits. Ce sont aussi les enfants des sociétés des mondes dans lesquels ils évoluent, et sont donc nés des idées et esprits de ces sociétés. Ils sont donc peut-être aussi comme nos petits-enfants ?

__ Les mots de Cohen ont du sens si on les applique à A Song of Ice and Fire. Plusieurs des monstres qui apparaissent dans cette histoire sont cachés aux confins du monde par l'auteur, comme les Autres et les géants. D'autres monstres plus personnels sont cachés de façons différentes, comme Tyrion ne recevant jamais de son père l'attention et la reconnaissance qu'il donne à son frère Jaime. Mais des créatures comme les Autres, les Enfants de la Forêt et les dragons sont plus éloignés : ils sont transmis aux habitants de Westeros par le biais de contes de fées et légendes populaires.

__ Pour faire court, ce n'est pas toujours très clair, ce qui fait un monstre. Beaucoup des lecteurs tombent d'accord pour dire que les Autres sont des monstres, de même que les habitants de Westeros - surtout ceux qui ont été en contact avec eux. Mais il y a aussi beaucoup d'habitants de Westeros qui voient Tyrion comme un monstre, tandis que les lecteurs auraient sûrement un avis différent. En ayant tout cela à l'esprit, on va s'intéresser à un genre monstre bien spécifique, et au concept de monstre.


→→→Ser Robert Strong, un Monstre

__ Bien qu'il ne soit certainement pas le monstre le plus important de l'univers d'ASOIAF, Ser Robert Strong est un bon point de départ, en partie parce qu'il n'a pas la même importance mythologique que les dragons et les Autres. Et contrairement à de nombreux monstres de l'histoire de GRRM, Ser Robert Strong a un parallèle très évident dans la littérature populaire : le monstre de Frankenstein.

__ Frankenstein, écrit par Mary Shelley, raconte l'histoire d'un jeune scientifique allemand, Victor Frankenstein, qui devient obsédé par les secrets de la vie et procède à la création d'une nouvelle créature, plus tard considérée comme un monstre, en assemblant des morceaux de cadavres humains et animaux. La créature tue plus tard le frère de Victor et d'autres personnes, puis tente de tuer Victor quand ce dernier rompt sa promesse de créer une compagne au monstre.

__ Les liens entre le monstre de Frankenstein et Robert Strong sont évidents. Ce n'est pas expliqué de manière explicite par Martin, mais les fans ont depuis longtemps supposé que Strong est en réalité Gregor Clegane 'la Montagne', ramené du seuil de la mort par Qyburn. Le fandom lui a trouvé des noms sympas comme “Frankenmountain” et “Gregorstein,” ce qui renvoie directement à l'œuvre de Shelley. (Bien que ces deux noms mélangent le monstre et sa créature. Ce qui est surtout dû aux innombrables adaptations du roman.)

→→→Le vrai monstre de Frankenstein

__ A quoi ressemble le monstre de Frankenstein dans la version originale ? D'abord, on ne l'appelle pas “le monstre de Frankenstein,” mais “le malheureux” (vo : the wretch). Le mot “monstre” apparaît en tout 32 fois dans l'édition non censurée de 1818, considéré comme la version la plus importante du roman. Et à deux reprises, le terme se réfère à Victor Frankenstein lui-même ou aux personnes autour de lui. En comparaison, le terme “malheureux” est utilisé 27 fois, mais est plus proche de l'équivalent d'un nom pour la créature. Les deux termes apparaissent pour la première fois dans le texte dans une succession courte dans une scène si iconique qu'on pense immédiatement à cette dernière en pensant à Frankenstein : l'infusion de la créature “avec une étincelle de vie”, qu'Hollywood a constamment interprété comme un éclair. Dans le livre, Victor Frankenstein ne donne pas au lecteur le plaisir du classique rire diabolique du scientifique fou, mais contemple avec horreur la créature qu'il s'était préparé à aimer apparaître laide et terrible à l'instant où elle est animée par la vie.

→→→ “Comment décrire mes émotions en présence de cette catastrophe, ou dessiner le malheureux qu'avec un labeur et des soins si infinis je m'étais forcé de former ? Ses membres étaient proportionnés entre eux, et j'avais choisi ses traits pour leur beauté. Pour leur beauté ! Grand Dieu ! Sa peau jaune couvrait à peine le tissu des muscles et des artères ; ses cheveux étaient d'un noir brillant, et abondants ; ses dents d'une blancheur de nacre ; mais ces merveilles ne produisaient qu'un contraste plus horrible avec les yeux transparents, qui semblaient presque de la même couleur que les orbites d'un blanc terne qui les encadraient, que son teint parcheminé et ses lèvres droites et noires.”


→→→Le monstre/malheureux (plutôt) originel de Frankenstein

__ Une page plus tard, Frankenstein rêve du malheureux, et pour la première fois, pense à lui en ces termes “le monstre misérable que j'avais créé.” L'hubris de Frankenstein se manifeste par la laideur inexplicable de la créature, qui a pour conséquence l'abandon de la créature par Frankenstein. Le malheureux se met ensuite à parcourir le monde dans un état mental similaire à celui d'un tout petit enfant, sans figure parentale. Le monde le voit comme le voit son créateur : laid, et donc comme un monstre. La fois suivante où Frankenstein rencontre le malheureux, il est déjà trop tard pour une réconciliation. N'ayant reçu rien d'autre que de la haine de la part de son créateur et du monde, le malheureux a tué le frère de Victor, William, par jalousie et par vengeance, et pourtant son discours montre qu'il est une personne douée de pensées et de sentiments, dans tous les sens du terme :

→→→ “Encore peux-tu m'écouter et m'accorder ta pitié. Au nom des vertus qui furent un jour miennes, je te le demande instamment. Écoute mon histoire ; elle est longue et étrange, et la température de ce lieu n'est pas celle que réclament tes sens délicats ; viens dans cette hutte, sur la montagne. Le soleil est encore haut dans le ciel ; avant qu'il descende se cacher derrière ces précipices neigeux, et qu'il illumine un autre monde, tu auras entendu mon histoire, et tu pourras décider. C'est de toi qu'il dépend que je quitte à jamais le voisinage de l'homme pour mener une vie innocente, ou que je devienne le fléau de tes semblables, et bientôt l'auteur de ta propre ruine.”

__ Bien qu'il soit indéniable que la créature soit effectivement devenue un monstre, il est aussi clair que tout aurait pu tourner de manière différente. La créature n'est pas une horreur insensée, mais il est tout aussi humain que son créateur.

__ On ne peut pourtant pas dire la même chose de Ser Robert Strong. Robert Strong n'est pas aussi éloquent que la créature, mais muet. De ce qui a été montré jusqu'à présent, il n'y a rien qui indique que Robert Strong éprouverait les mêmes émotions intenses que le monstre de Frankenstein. La créature a sans doute beaucoup plus de profondeur émotionnelle que Gregor Clegane, même quand Gregor était encore vivant. Robert Strong nous renvoie donc à un autre monstre : le golem.


→→→Le Golem

__ L'histoire du Golem de Prague mélange sans doute des récits plus anciens de golems d'autres lieux. Il y a plusieurs versions. C'est l'histoire d'une créature humanoïde faite d'argile qui est rendue vivante grâce à un rituel cabalistique. Son créateur est le Rabbi Judah Loew, qui le créé pour qu'il protège les habitants juifs de Prague dans une période d'antisémitisme particulièrement forte.

__ Comme le Golem de Prague, Ser Robert Strong semble être un instrument muet et sans aucune conscience... du moins dans le roman. La série a laissé planer le doute, quand il a été sous-entendu qu'il a torturé Septa Unella dans l'épisode The Winds of Winter. Était-ce la volonté de Cersei, communiquée par Qyburn ? Est-ce que Robert Strong ne fait que réaliser les fantasmes de vengeance de Cersei ? Ou a-t-il une sorte de volonté/libre arbitre ? On ne sait même pas si Gregor est vraiment mort avant de devenir Ser Robert Strong, on ne sait donc pas vraiment s'il y a encore des traces de sa personnalité d'origine. Mais la comparaison avec le golem fonctionne quand même.

__ Mais contrairement au Golem de Prague et au monstre de Frankenstein, Robert Strong a un passé où il était déjà une sorte de monstre. La créature est constituée de différents morceaux de cadavres de provenances diverses, tandis que le Golem n'est que de l'argile. Robert Strong est la version mort-vivante de Gregor Clegane. Est-il plus monstrueux maintenant qu'il ne l'était quand il était Gregor Clegane ? Cela dépend de ce qu'on veut dire par monstre ou monstrueux. Mais on pourrait dire qu'il est devenu un genre de monstre différent en devenant Robert Strong. Robert Strong est plutôt facile à saisir : comme le Golem de Prague et le monstre de Frankenstein, c'est un monstre à la frontière de la vie et de la mort - ou de l'animation et inanimation dans le cas du Golem - dont la dissolution menace notre vision de la vie, du monde et son existence. Robert Strong est assez similaire aux vampires et aux zombies. Gregor Clegane est complètement différent.


→→→Hubris et Monstres Humains

__ Si Gregor Clegane nous semble aussi monstrueux avant même que Qyburn n'ait fait ses expériences sur lui, c'est parce qu'il a l'air d'atteindre des niveaux de cruauté inimaginable chez un être humain qui n'a lui même pas été sujet à des traumatismes/sévices violents. On s'attend à ce qu'une créature mort-vivante commette des actes cruels. Mais pas un être humain. On pourrait même se demander si Gregor n'est pas devenu moins monstrueux en devenant un zombie sans aucune conscience.

__ Si on compare les trois histoires, on voit qu'elles parlent d'individus venant d'une élite intellectuelle - les créateurs des monstres - repoussant les limites de leur milieu social pour finir par se rendre coupable d'hubris. Mais la façon dont ils développent cet hubris, et ce qu'il leur arrive ensuite, est différente. Rabbi Loew, le créateur du Golem of Prague, reste une figure respectée, tandis que l'obsession de Victor Frankenstein pour les secrets de la vie lui font commettre un acte final d'hubris qui détruit sa vie et sa réputation. La réputation de Qyburn est déjà ruinée quand son acte d'hubris a lieu : c'est un paria talentueux de la Citadelle qui a rejoint une compagnie de mercenaires pour avoir plus de libertés dans son étude de l'anatomie humaine.

__ L'hubris des trois créateurs a pour conséquences la création d'une créature imparfaite. Les trois créatures ont des défauts qui les marquent comme moins que parfaits : Ser Robert Strong et the Golem sont muets, le monstre de Frankenstein devient laid à la minute où il vient à la vie. La vie humaine créée par des humains en dehors de la chaîne naturelle de reproduction s'avère inégale avec la vie humaine telle qu'on la connaît. C'est le plus évident dans le cas de Victor Frankenstein et de sa créature. Dans le cas du Golem de Prague, c'est un manque de bon sens qui rend le Golem incontrôlable, ce qui n'est pas sans rappeler une intelligence artificielle hors de contrôle. Robert Strong a autant de défauts que les deux exemples précédents, mais il y a une différence importante. Contrairement à Rabbi Loew et Victor Frankenstein, Qyburn accepte et reconnaît les défauts de sa création et son hubris. Qyburn ne s'est jamais fixé comme objectif de reproduire parfaitement la vie humaine. Il s'était fixé comme but d'expérimenter. A un certain point, il s'est dit qu'il allait créer une arme humaine, similaire au Golem, mais sans but noble. Il avait accepté la possibilité de créer un monstre, une créature dangereuse. Qyburn ne se fait aucune illusion, et n'a pas d'affection pour sa créature.

__ Peut-on imaginer Qyburn regarder sa création et être horrifié en réalisant ce qu'il a fait ? Peut-on l'imaginer s'enfuir en sa présence ? Qyburn aurait sûrement été préparé à l'éventualité de détruire sa créature, hausser les épaules et recommencer, sans perdre le sommeil. Cela pourrait être un indice sur le futur de Ser Robert Strong et Qyburn. Qyburn est probablement en position d'éviter ce qui est arrivé à Victor Frankenstein, qui meurt en pourchassant sa créature dans l'Arctique. Rabbi Loew frôle également la catastrophe quand son Golem commence à tout détruire sur son passage. Qyburn devrait pouvoir éviter tout désastre provoqué par le manque de contrôle sur sa créature. On ne sait pas vraiment comment il a créé Ser Robert Strong quand il apparaît à la fin de A Dance with Dragons, mais on peut supposer que Qyburn a brisé ou supprimé son libre arbitre. On ignore comment Qyburn s'assure que lui seul ait le contrôle sur sa créature, mais son contrôle semble absolu, et il ne serait pas surprenant qu'il ait un plan pour mettre sa créature hors d'état de nuire.


__ En fin de compte, ces trois monstres ne manifestent pas de forme de cruauté ou d'horreur incompréhensible d'un point de vue humain, mais plutôt une sorte d'horreur dont la cruauté se limite à ce dont l'être humain est capable. Le Golem est une toile blanche, un automate qui accomplit les tâches qu'on lui demande ; quand il devient incontrôlable, il n'est pas considéré comme mauvais, c'est juste le résultat d'être humains créant quelque chose qu'ils ne peuvent pas complètement contrôler. Comme avec une intelligence défectueuse, les seuls responsables sont les créateurs et leur hubris.

__ C'est encore plus clair avec le monstre Frankenstein, dont l'esprit est exactement comme celui d'un humain. La seule chose monstrueuse chez lui au début est sa laideur. Il ressemble à un monstre, alors les gens le traitent comme un monstre en le rejetant et l'attaquant... pour finir par le faire devenir un monstre. Frankenstein est une réflexion sur ce qu'il arrive à un être humain rejeté par la société. La douceur, l'éloquence et l'humanité ne servent pas à la créature quand les gens s'arrêtent à son apparence. C'est une histoire d'horreur avec comme origine la superficialité, autant que l'hubris.

__ L'histoire de Ser Robert Strong, qui n'est qu'une toute partie de l'histoire, a un retournement dans cette formule. Robert Strong partage les caractéristiques d'automate du Golem, mais on ne sait pas jusqu'à quel point. Pour le moment, on peut supposer que toutes les horreurs qu'il fait sont la volonté de Qyburn. Si on est choqué par la cruauté de Ser Robert Strong, on est choqué par les choix d'un être humain. Ce qui est également frappant, c'est que Gregor Clegane devient moins mauvais et monstrueux quand il devient Ser Robert Strong. Gregor Clegane, l'être humain, est pire que Ser Robert Strong, l'abomination mort-vivante.

→→→L'enfer c'est les Autres ?

__ L'une des pièces les plus fameuses de Jean-Paul Sartre est Huis clos ; elle atteint son apogée quand arrive la citation résumant son thème essentiel : “L'enfer c'est les autres.” L'intention de Sartre a souvent été interprétée de façon plus intense que prévue, mais c'est un message qui semble approprié pour ces trois histoires. Ou mieux : “Le monstrueux c'est les autres.” Si vous cherchez un monstre, ne cherchez pas plus loin que les autres êtres humains. Ce que les gens font à leurs semblables rivalisent avec n'importe quelle horreur dont peut rêver l'esprit humain, ce qui est sans doute l'un des thèmes que GRRM étudie dans son œuvre. Ces monstres sont en effet nos enfants, puisque nous sommes nous aussi capable d'être monstrueux.

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