mercredi 2 juin 2021

Les monstres du Feu & de la Glace [4/5] : les morts-vivants

 

___Des Spectres aux Marcheurs Blancs, en passant par Beric Dondarrion et Jon Snow, A Song of Ice and Fire est rempli de créatures mortes-vivantes. Dans cette quatrième traduction de la série des Monstres du Feu et de la Glace par Sebastian Zimmermann (Winter Is Coming), on s'intéresse de plus près à ces dernières...

__Dans la pop culture, les zombies ont l'air d'avoir détrôné les vampires, quelque part au début des années 2010. Ce qui est intéressant, c'est que vampire et zombie sont tous les deux des morts-vivants ou non-morts, et ont des origines communes.

→→→Biologie du Mort-Vivant

__Pour commencer, qu'est-ce que cela veut dire, être un mort-vivant ? Quel critère le vampire moderne doit respecter avant d'être qualifié de non-mort ? Qu'en est-il de Gregor Glegane, étudié dans une précédente traduction ? Différentes mythologies ont différentes qualifications.

__D'abord, il faut faire la différence entre mort et inanimé. Le Golem de Prague, par exemple, n'est pas un mort-vivant : il n'est pas à la frontière des morts et des vivants, mais du biologique et de l'inanimé. Ce qui est mort ne saurait mourir... et ce qui est inanimé non plus, puisque ça n'a jamais été en vie. Sans d'abord vivre, puis mourir, vous ne pouvez pas être un non-mort. La mort, dans ce sens, ne signifie pas l'absence de vie, mais avoir vécu et ne plus vivre.

__En ayant ça à l'esprit, on pourrait dire que le monstre de Frankenstein n'est pas à proprement parler un mort-vivant. Contrairement à certaines versions de la créature - comme celle interprétée par Rory Kinnear dans Penny Dreadful - le monstre original de Mary Shelley n'avait pas d'identité précédente. La créature a été assemblée avec des morceaux de cadavres humains et animaux, et devient donc une toile blanche. Il n'est pas la continuation d'une vie précédente ; les morceaux de cadavres qui le constituent ne sont que de la matière, et ne définissent pas son identité. Sa conscience est toute neuve, sans passé. Cette conscience n'est jamais morte.

__Pourquoi cette distinction est-elle si importante ? Parce que ce qui est tellement terrifiant chez les zombies et autres morts-vivants, c'est le mélange du souvenir d'un humain chaud, vivant et empathique, avec l'étrangeté d'un corps mort et froid animé par un instinct néfaste (ou par la volonté de quelqu'un d'autre, selon le genre de zombie dont on parle). On ne sait pas à quel point cela s'applique à Gregor Clegane, par exemple.


→→→Histoire des non-morts

__Avec les bases établies, on peut passer à quelques variations spécifiques des morts-vivants rencontrées dans notre monde et dans ASOIAF/GOT. Dans le folklore européen, les tout premiers non-morts qu'on trouve sont les Wiedergänger. Ce qui est marrant, c'est que ce terme, “Wiedergänger” est la traduction allemande de 'wight' (spectre) dans les éditions germaniques d'ASOIAF. Bien que ce ne soit pas globalement accepté, il est assez courant d'utiliser le terme Wiedergänger pour chaque phénomène impliquant une personne morte influençant le monde des vivants à travers leur corps (ce qui exclut les fantômes, qui n'ont pas de corps).

__Dans la pop culture moderne, on trouve foule de différentes sortes de morts-vivants — zombies, momies, goules, squelettes animés, vampires... —, c'est la même chose avec les Wiedergänger pendant le Moyen- ge et au début de l'ère moderne. Les variations historiques du Wiedergänger incluent le Nachzehrer, qui, dans sa forme la plus basique, ne quitte pas sa tombe, mais se nourrit de l'énergie vitale de ses victimes, généralement les membres de sa famille, depuis sa tombe, sous la terre. Une autre variation importante est le Aufhocker, un non-mort qui se jette sur le dos de ses victimes et ne peut pas être détaché. La victime doit porter le Aufhocker à une tombe, ou mourir d'épuisement, à cause de son poids qui ne cesse de croître, ou du fait que le Aufhocker absorbe la force de sa victime.

__Le Nachzehrer et le Aufhocker ont des similitudes avec des créatures plus connues dans la pop culture : le vampire et le loup-garou. Les détails restent flous, mais le Nachzehrer est très similaire à ce qui est devenu le Vampire dans les contextes slaves et grecs. Dans des récits documentés d'incidents vampiriques, il y a peu de différences. Le Aufhocker, quant à lui, devient indissociable du loup-garou, quand il développe des traits de métamorphe et tue ses victimes non seulement d'épuisement, mais avec ses crocs. Il y a aussi des cas plus spécifiques mais moins fréquents de Wiedergänger, comme le cavalier sans tête, apparu dans The Legend of Sleepy Hollow. Il y a aussi des variations selon les régions sur le continent.

→→→La Mort est un Maître qui vient d'Allemagne

__Il existe un poème allemand fameux et controversé, Todesfuge, qu'on peut traduire par La Fugue de la Mort. Sa citation la plus célèbre est, “Der Tod ist ein Meister aus Deutschland,” qu'on peut traduire par “La Mort est un Maître qui vient d'Allemagne.” Sans rentrer dans le détail du poème, cette réplique a du sens à grande échelle, car plusieurs des monstres qui peuplent l'imaginaire ont leurs origines en Allemagne. C'est particulièrement le cas des monstres affectés par la mort et la décomposition, comme ceux de cette analyse.

__Pourquoi est-ce le cas ? La plupart des auteurs gothiques (ceux qui ont écrit Dracula, Frankenstein, Dr Jekyll & Mr Hyde...) ont été inspirés par l'Allemagne, en partie par sa littérature, en partie par le pays. Mary Shelley a écrit Frankenstein pendant un voyage à travers l'Europe germanophone ; Viktor Frankenstein est originaire de la région germanophone de la Suisse et conduit ses expériences à l'Université allemande de Ingolstadt. L'histoire est inspirée de Faust, le protagoniste d'une légende allemande, par la philosophie allemande et la science. Edgar Allan Poe était fasciné par la ballade du poète allemand Gottfried August Bürger, Lenore, l'histoire d'une jeune femme et de son fiancéqui revient de la Guerre de Sept Ans mort-vivant. Il a repris cette histoire à trois occasions (Eleonora, Lenore et The Raven). Le prototype de toutes les histoires de Vampires femmes, Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu, se déroule en Styrie, en Autriche.


__En se familiarisant avec les origines de ces romans et les monstres morts-vivants dans ces derniers, on peut comprendre le genre de mort-vivant qu'on voit dans ASOIAF. Les spectres de George R.R. Martin ne sont décidément pas les non-morts séduisants d'une façon macabre de l'ère précoce du romantisme noir, le genre qui serait ensuite remplacé par le vrai vampire. Ils ressemblent plus aux bons vieux zombies.

→→→Qu'est-ce qu'il y a dans sa tête ?

__Mais qu'est-ce qu'un zombie ? Encore une fois, ça dépend du contexte. On parle du zombie de la pop culture ou du zombie originaire d'Haïti et d'Afrique Centrale ? Le zombie de la pop culture a plein de variations, mais est généralement régi par son instinct et son appétit pour de la chair fraîche - plus précisément de la chair humaine, et plus spécialement des cerveaux humains. Ce n'est pas le cas chez le zombie original. Ce dernier, le zombi ou zonbi, est une personne non-morte - pas seulement un corps - enchaîné à la volonté de quelqu'un d'autre, un esclave éternel, créé en ramenant par magie un mort.

__Les spectres d'ASOIAF ont beaucoup en commun avec les zombies Haïtiens. D'autres les ramènent, les Autres, pour qu'ils accomplissent leurs volontés. Il n'est pas clair d'à quel point les spectres sont contrôlés par les Autres. Est-ce un contrôle total ? Si les Autres n'avaient aucun pouvoir, deviendraient-ils de simples cadavres ? Ont-ils des instincts, des consciences propres ? Le contrôle que les Autres exercent sur eux est-il une forme de warging ?

→→→Les spectres, les Autres et les wargs

__On a quelques mentions indiquant que les spectres gardent un peu de leur volonté/conscience. Par exemple, dans cet extrait de A Dance with Dragons, raconté par le point de Varamyr Sixpeaux, qui vient juste de posséder le corps d'un loup :

→→→ Les choses en bas bougeaient, mais ne vivaient pas. Une par une, elles levèrent la tête vers les trois loups sur la colline. La dernière à regarder fut la créature qui avait été Cirse. Elle portait de la laine, de la fourrure et du cuir et, par-dessus le tout, une cape de givre qui craquait quand elle remuait et scintillait au clair de lune. Des glaçons pâles et roses pendaient au bout de ses doigts, dix longs poignards de sang gelé. Et dans les creux où avaient logé ses yeux, tremblotait une pâle lueur bleue, parant ses traits ingrats d'une beauté étrange qu'ils n'avaient jamais connue durant sa vie. Elle me voit. A Dance with Dragons, Prologue

__“Elle me voit.” L'emploi de ce terme ici est délibéré ; cela sous-entend plus que “la créature qui avait été Cirse” remarquant le loup qu'est maintenant Varamyr. Après tout, les loups ne se cachent pas spécialement. Quand Varamyr songe “elle me voit,” on peut l'interpréter comme, “elle me reconnaît” : elle voit Varamyr, pas le loup qu'il possède.


__Il y a trois interprétations possibles. 1) Varamyr a tort... mais ce chapitre n'aurait pas grand intérêt si c'était le cas, et cette dernière ligne serait très anticlimatique. 2) les spectres sont comme les zombies Haïtiens ; ce ne sont pas des vaisseaux vides, mais plutôt des esclaves, sans liberté d'agir et probablement en souffrance. 3) Ce n'est pas vraiment l'esprit/l'âme/conscience de Cirse qui reconnaît Varamyr, mais l'Autre qui contrôle son corps.

__La seconde possibilité serait assez intéressante : cela rendrait les spectres doublement monstrueux et effrayants. Comme pour le zombie Haitien, la peur de rencontrer l'un d'eux serait rivalisée par celle de devenir l'un d'eux, piégé dans un au-delà non désiré. La troisième possibilité serait plus prometteuse pour l'histoire : si ce n'est pas Thistle qui voit Varamyr mais les Autres, cela sous-entendrait qu'ils savent qui il est, et qu'ils le recherchent activement. Est-ce que les Autres pourraient prendre pour cible les wargs ?

→→→Faire un mort-vivant

__On n'a pas encore étudié la question de la création d'un zombie. Dans notre monde, la création d'un non-mort est liée à la religion - un acte de sacrilège, être la proie du diable - et sa destruction au rétablissement du sacrement. Le zombie Haitien est créé par un bokor, un praticien de magie noire ; le Nachzehrer est créé quand le corps n'est pas préparé convenablement pour les funérailles.

__Nous ne savons pas si les spectres de l'univers de Martin sont liés à la religion, mais certaines personnes à Westeros pensent que c'est le cas. D'après ce que dit Ser Bonifer Hastif dans A Feast for Crows:

→→→ ”Nulle ombre ne saurait m'effrayer, messire. Il est écrit dans L'Étoile à Sept Branches que les esprits, les spectres et les revenants ne peuvent faire le moindre mal à un homme pieux, dans la mesure où sa foi lui tient lui d'armure.” A Feast for Crows, Jaime III

__On ne sait pas si Ser Bonifer parle du même genre de spectre qui inquiète Jon Snow, mais il est clair qu'il pense que sa dévotion pour la Foi des Sept le protégera de créatures morts-vivantes. Notons que la religion de la Foi des Sept est souvent considérée comme un analogue de la chrétienté. Avec cela à l'esprit, les croyances de Ser Bonifer ont du sens, puisqu'une grande partie du discours européen sur les morts-vivants est ancrée dans le christianisme. Cependant, dans ASOIAF, la réalité des spectres les rend trop fort pour être contenu par la ferveur religieuse de quelques-uns.


→→→Feu et Glace

__Les spectres d'ASOIAF sont plus proches des Anciens Dieux et de R'hllor que de la Foi des Sept, mais il serait faux de dire qu'ils sont liés à la religion. Disons plutôt qu'ils sont liés aux mêmes forces élémentaires qui définissent les Anciens Dieux et R'hllor.

__Dans la religion de R'hllor, les spectres et les Autres sont les ennemis ultimes du Maître de la Lumière. Cependant, le Maître de la Lumière a Sa propre version des spectres, comme l'explique George R.R. Martin dans de vieux interviews :

→→→ “Mes personnages, quand ils reviennent de la mort, sont pires. D'une certaine façon, ils ne sont plus les mêmes. Leur corps continue de fonctionner, de bouger, mais certains aspects de leur personnalité, de leur esprit, a changé, s'est transformé, et ils ont perdu quelque chose. L'un des personnages à être revenu à plusieurs reprises est Beric Dondarrion. Chaque fois qu'il est ressuscité, il perd un peu plus de lui-même. Il avait été envoyé en mission avant sa première mort, et c'est tout ce à quoi il continue de s'accrocher. Il oublie d'autres choses, il oublie qui il est, où il vivait. Il a oublié le visage et le nom de la femme qu'il allait épouser. Il perd un peu plus de son humanité chaque fois qu'il revient d'entre les morts ; il ne se rappelle que de cette mission. Sa chair tombe en lambeaux, mais cette mission, ce but qu'il avait est ce qui continue de l'animer et de le ramener. Je pense que vous voyez des échos de ça avec les autres personnages qui ont été ressuscités.”

→→→ “D'une certaine façon, [...] je dirais que si quelqu'un revient d'entre les morts, en particulier après une mort violente et traumatisante, cette personne ne va pas revenir plus gentille que jamais. [...] Et on a ce pauvre Beric, qui préfigurait tout ceci : chaque fois qu'il revient, il est un peu moins lui-même. Ses souvenirs s'effacent, il a toutes ces cicatrices, son apparence physique est de plus en plus hideuse, parce qu'il n'est plus un être humain. Son cœur ne bat plus, son sang ne circule plus dans ses veines, c'est un zombie, mais un zombie animé par le feu au lieu de par la glace... et nous revoilà à tout ce truc de feu et de glace.”

__Cela ne s'applique pas seulement à Beric Dondarrion, mais aussi à Lady Stoneheart et à Jon Snow dans la série. On ne peut pas être sûrs de si les spectres de glace conservent quelque chose d'eux même après leur mort, mais notre trio de spectres de feu oui. Beric et Lady Stoneheart ont bien changé, mais ils ont toujours le contrôle de leurs actions, même s'ils semblent perdre peu à peu leur identité.

__Encore une fois, il y a plusieurs façons d'interpréter cela. Peut-être que les Autres effacent la mémoire/conscience des spectres qu'ils raniment. Tandis que ce n'est pas le cas des personnes qui ont créé des spectres de feu - Thoros of Myr, Beric Dondarrion, et Melisandre dans la série. Mais ces trois là ne comprennent pas totalement ce qu'ils ont fait pour ramener les morts à la vie. Leur compréhension du rituel est sûrement inférieure à celle des Autres. Ou peut-être que les spectres de feu sont juste différents des spectres de glace.


→→→Au-delà des spectres

__Un autre personne qui semble être un mort-vivant est Freuxsanglant, aka Brynden Rivers, aka la Corneille à Trois Yeux. On ne sait pas vraiment comment il a terminé là où il est quand Bran le trouve, mais il a l'air mort, avec des racines qui grandissent à travers son corps. En plus il aurait dans les 125 ans quand Bran le trouve... Ce n'est pas impossible de vivre aussi longtemps, mais c'est excessif. Soit la vie de Freuxsanglant est prolongée grâce à ses pouvoirs, soit il est une sorte de créature morte-vivante. Et il y a aussi les “choses mortes dans l'eau,” dont Jon apprend qu'elles flottent autour de Durlieu dans A Dance with Dragons. Est-ce un nouveau tour des Autres ? Ou peut-être de simples cadavres... ou y-aurait-il une connexion entre les Autres et le Dieu Noyé à découvrir dans le prochain tome ? Pour finir, les Autres sont-ils eux-mêmes des morts-vivants ? Regardons une dernière citation, concernant le Roi de la Nuit et sa Reine :

→→→ Le treizième homme à avoir conduit la Garde de Nuit, prétendait-elle, et un guerrier qui ne connaissait pas la peur. "Et c'était là son vice, ajoutait-elle immanquablement, tous les hommes doivent la connaître." Une femme avait causé sa perte, une femme entraperçue du sommet du Mur et qui avait la peau aussi blanche que la lune et des yeux semblables à des étoiles bleues. Et lui qui ne craignait rien au monde, il la poursuivit, la rattrapa, l'aima, bien qu'elle eût la peau aussi froide que la glace, et, en lui donnant sa semence, il lui donna son âme aussi.
__Il la ramena à Fort Nox et la proclama reine et se proclama lui-même son roi, non sans asservir à sa volonté les frères jurés par des maléfices étranges. Treize années dura le règne du Roi de la Nuit et de son cadavre de reine, treize, avant qu'enfin le Stark de Winterfell et le Joramun sauvageon ne se liguent afin d'affranchir la Garde de sa tutelle. Et lorsque, après sa chute, il s'avéra qu'il avait offert des sacrifices aux Autres, on anéantit toute trace de sa mémoire, et son nom même fut proscrit.


__Supposons que cette histoire ait une part de vérité. Cette femme, était-elle une Autre ou un spectre ? On l'appelle un cadavre de reine, pourtant sa peau blanche est ce qui la distingue. Les spectres n'ont pas de peau blanche, et on ne mentionne pas qu'elle ait les mains et pieds noirs et gonflés des spectres. Pour ce qu'on en sait, les Marcheurs Blancs de GOT ne sont pas des morts-vivants - on a vu les Enfants de la Forêt créer le tout premier, le transformer mais pas le tuer. Est-ce aussi le cas des spectres dans les romans ?

__Dans tous les cas, la Reine de la Nuit semble influencée par d'autres histoires d'amants morts-vivants nostalgiques de certains aspects de leurs vies passées et parviennent à séduire leur moitié. Les Autres qu'on voit dans les romans sont de sinistres, étrangement séduisantes créatures. On pourrait même les qualifier de belles. Ils ne sont pas sans rappeler les morts-vivants du romantisme noir.

→→→BONUS

__ Découvrez aussi les parallèles entre les Marcheurs Blancs et le Draugr, une créature mort-vivante de la mythologie scandinave.

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